Dès la sortie de l’aéroport de Manille, un mélange paradoxal d’impressions frappe le voyageur. Au bord de la route, les restaurants ambulants Burgers Machine ressemblent à ceux des États-Unis. Les enseignes peintes à la main des magasins, restaurants et hôtels rappellent les westerns et tous les panneaux indiquent dans la langue de Shakespeare. Les Philippins conversent dans un anglais aux sonorités très américaines.
Mais la navette qui nous emmène vers la station de bus la plus proche, elle, est incomparable : le jeepney. À cheval entre la voiture des années 40 et le minibus, ce véhicule coloré, unique en son genre, déambule partout sur l’archipel. Et aucun ne ressemble à un autre. Les conducteurs, qui en sont les propriétaires, les personnalisent en peignant la carrosserie puis en inscrivant leur nom et quelques références à la religion prédominante, le catholicisme.
L’oncle Sam
Les États-Unis sont le premier pays auquel le voyageur pense lorsqu’il touche les îles philippines. La puissance occidentale a acheté l’archipel aux Espagnols pour 20 millions de dollars, à la fin du XIXème siècle.
Venus pour supporter l’indépendance des Philippins, les Américains ont maintenu le pays sous leur tutelle jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Mais certaines traces mettent du temps à partir. À l’image de cette base militaire, la Clark Air Base, sur la route du volcan Pinatubo, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Manille. Les soldats américains y sont restés jusqu’à la violente éruption du volcan en 1991, laissant, derrière eux, une ville fantôme.
Depuis, les Philippins ont réinvesti les lieux. Des militaires s’y entraînent et partagent le territoire avec un observatoire du volcan et certains membres de l’ethnie aeta, qui vivaient, jusqu’à l’éruption, aux abords du Pinatubo.
Le mont est devenu une attraction touristique importante. Pendant les deux heures de marche qui mènent au sommet, les randonneurs peuvent admirer le paysage lunaire laissé par la lave et le lac acide qui remplit dorénavant le cratère. À mi chemin, un cabanon, perdu au milieu de la marée grise de poudre de lave séchée, abrite des vendeurs de boissons. On y trouve du Mountain Dew, une boisson « very american ». Un fusil est discrètement accroché à la charpente du toit. « C’est le refuge des secouristes », renseigne le guide...
L’Amérique du Sud
Le voyage continue vers le nord, en direction de Banaue. Les transports en commun impressionnent par leur modernité. Le wifi est accessible dans les bus qui se dirigent vers les grandes villes. Pour le reste, il faut s’armer de patience et ne pas se fier aux distances sur la carte. La région de Luçon, l’île principale des Philippines, est bardée de montées, de descentes… et de rues, avenues, routes encombrées. Il faut parfois plusieurs heures pour effectuer 100 kilomètres. Le plus sage reste de prévoir ses trajets durant la journée. Afin de ne pas passer une nuit sur un banc, dans un village, à l’intersection d’une route. Mais si tel est le cas, il ne faut pas s’inquiéter. Même les Philippins semblent tomber dans le panneau car il y en a toujours pour attendre aux stations de bus. Un bon moyen de faire connaissance.
L’arrivée à Banaue au petit matin mérite la longue nuit de trajets entrecoupés de pauses interminables. Le jeepney suit un lacet qui descend depuis le dernier col pour atteindre la ville logée à 1 200 mètres d’altitude. On croirait planer parfois. La lumière chaude du lever du soleil illumine les habitations colorées qui bordent l’étroite route. Certaines maisons sont montées sur des poutres cimentées pour rester droites dans la pente escarpée. Depuis le jeepney, on ne peut qu’estimer leur hauteur. Les plus impressionnantes atteignent aisément les vingt mètres.
À peine arrivé dans cette ville, on pense à l’Amérique du Sud, peut-être le Pérou ou la Bolivie en raison de ses hauts plateaux et des couleurs omniprésentes sur les bâtiments. Les gens portent des habits ou des sacs polychromes tissés dans la région. Et, derrière eux, les montagnes s’enchaînent à perte de vue.
Lorsque le side-car – l’autre moyen de transport en vogue sur l’archipel – , quitte Banaue, les rizières au ton vert clair s’invitent dans le paysage. Nous sommes bien en Asie. Pour se rendre à Batad, le village considéré comme la huitième merveille au monde par les Philippins, il faut marcher. Ici, les montagnes sont reines. On ne transperce pas leur flanc. On les contourne ou les gravit.
La descente semble interminable. Et la crainte de devoir remonter pour rentrer s’intensifie à chaque pas. Mais, une fois arrivé en haut du village, on oublie tout. Des rizières ont été creusées dans la cordillère depuis deux mille ans par les Ifuagos. Ce peuple y vit toujours et essaye de perpétuer ses traditions tout en s’adaptant à l’afflux de touristes « Hello, do you need any guide perhaps ? », entend-on dans chaque ruelle. On dit non. Par principe et parce qu’on est arrivé, sans peine, jusque là. Mais on comprend rapidement la raison de la question. Le village est un véritable labyrinthe. Les chemins descendent pour remonter et se perdre derrière une maison ou une autre...
Les Ifuagos gambadent avec aisance et légèreté. On se sent lourd à côté dans ce village en pente raide. Pourtant, à 1 500 mètres d’altitude, l’oxygène ne manque pas. C’est peut-être l’habitude que nous n’avons pas. La vue, époustouflante, accapare l’attention. On mange un bol de riz à l’ail, une des spécialités du coin, avant d’avaler les marches qui remontent vers Banaue.
Un peu de partout
Seulement 60 kilomètres séparent Banaue de Sagada, un village de dix mille habitants situé quelques montagnes plus loin, au nord. Pour s’y rendre, il faut compter trois heures de voiture. On se délecte, en chemin, de la vue de ces parcelles de rizière, parfois minuscules et plantées dans des endroits improbables de la montagne. Sur le dernier bout de route, le paysage change. Des sapins poussent sur une terre ocre comme en Roussillon, dans le Sud de la France. Les habitations ressemblent davantage à des chalets. Leurs teintes rappellent les cabanons suédois.
Étrange sentiment. Sagada se visite pour ses cercueils et ses grottes. Les habitants avaient pour habitude de suspendre leurs défunts dans les montagnes ou de les déposer dans les nombreuses grottes des alentours. La coutume n’est plus pratiquée à Sagada, mais les touristes peuvent observer les vestiges. Ils vont ensuite descendre 500 mètres sous terre pour explorer les grottes. Celles de Sagada sont particulières car elles ont creusé verticalement la roche et non horizontalement comme c’est le cas habituellement. L’eau y coule en permanence et empêche la formation des stalagmites et stalactites.
Le flux, rempli de calcaire, forme sur son passage une couche rugueuse. Les visiteurs doivent enlever leurs chaussures à l’entrée pour ne pas l’endommager. Les pieds nus évitent aussi de glisser, la roche calcaire sans cesse abreuvée d’eau adhérant au contact de la peau. On s’impressionne à pouvoir descendre des pentes vertigineuses avec l’aisance d’une araignée. Et le contact avec la roche offre une pédicure des plus efficaces...
Rio de Janeiro
Le voyage continue plus au sud, vers Baguio. Le dernier bus part à 16 heures de Bontoc, une ville de la vallée juste au-dessous de Sagada. Le véhicule a besoin de six heures pour effectuer les 170 kilomètres qui le mèneront à Baguio. Le trajet ne ressemble à aucun autre. Tous les tons de vert viennent se superposer dans un paysage montagneux. Et au milieu coule une rivière. Des ponts suspendus permettent aux habitants d’aller rejoindre leurs rizières en face. Certaines habitations semblent suspendues dans le vide.
Et puis le bus prend de la hauteur. Il traverse d’épais brouillards suspendus à des cols perchés à 2 500 mètres. On n’y voit pas sa main. Les villageois couverts de bonnets viennent vendre de la peau de porc frit. Quelques arbres se dégagent des cimes humides tels des mèches de cheveux rebelles.
L’arrivée à Baguio est féérique. Seules les lumières des maisons sont perceptibles dans la nuit. La ville de 300 000 habitants se trouve encore à 1 500 mètres d’altitude. Le bus descend le long de la montagne et croise des habitations qui débordent de l’agglomération sur le flanc. Leur agencement bigarré rappelle des quartiers de Rio de Janeiro.
On retrouve la ville à Baguio. Son trafic immuable et ses marchés qui emplissent les rues. Ici, on achète du peanuts butter (beurre de cacahuètes). Une spécialité que les vendeuses assurent avoir cuisinée elles-mêmes.
Une mine d’or
À 40 minutes de la ville en jeepney, se trouve la première mine d’or du pays. La mine de Balatoc date de 1903. On y cherche aussi du cuivre, de la chaux et de la chromite. Avant le tremblement de terre dévastateur de 1990, elle était même la plus importante du pays. Aujourd’hui, avec un quart de ses effectifs et louée, en partie, par des compagnies privées, elle reprend son souffle.
Les visiteurs peuvent pénétrer dans une galerie abandonnée de la mine. On nous invite à forer un trou dans la roche à l’aide d’une perforatrice pour y insérer un petit bâton de dynamite… Un peu loin dans la mine, un mineur fera exploser une charge. le bruit est assourdissant.
La visite vaut le détour, ne serait-ce que pour saisir l’ambiance au fond de cette vallée où les mineurs vivent ensemble, au bord de l’eau. Leurs baraquements, offerts par la mine, sont empilés les uns sur les autres.
La mine de Balatoc ne ferme jamais. Les équipes se relayent toutes les huit heures. On différencie les compagnies par la couleur de leurs casques : bleu, blanc, jaune, rose, vert… On prend le jeepney avec eux pour remonter en direction de la ville. Les mineurs s’arrêtent progressivement sur la route afin de rejoindre l’entrée d’une galerie.
Le voyage touche à sa fin. On se dit qu’une semaine ne suffit pas. En même temps, la quantité de paysages emmagasinés est gravée dans nos esprits pour longtemps. On pense alors au prochain voyage. Sur les plages du Sud cette fois, ou encore plus au nord, chez l’habitant. Il reste encore tant à découvrir de ce pays aux mille facettes.
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Margaux Fritschy